Hommage à la pirogue polynésienne

Un ami, patron d’une BU de 1.700 personnes, m’interrogeait récemment sur la traditionnelle question de savoir comment faire en sorte que « la performance collective soit supérieure à la somme des performances individuelles ». C’est ainsi que la pose Olivier Zara [2008][1], que chacun cite en premier lieu sur le sujet. Pour répondre à cette notion de performance, le préalable est de passer par celles de compétence et d’intelligence.

La notion de compétence collective fait l’objet de diverses études et publications. Pour démarrer notre réflexion prenons cette définition : elle représente « l’ensemble des savoirs et savoir-faire d’un collectif de travail issu de l’interaction entre ses membres et mis en œuvre pour faire face à une situation de travail » [Cathy Krohmer ; 2003][2]. Derrière cette notion vient celle d’intelligence collective, définie comme suit : « la capacité d’une organisation, ou d’un collectif à se poser des questions et à chercher des réponses ensemble » [Céline Attali ; 2013][3]. Citons enfin celle-ci : « L’ensemble capital humain et système d’organisation constituent l’intelligence collective de l’entreprise » [C. B. Allègre, A. E. Andréassian ; 2008][4] (sont-ce le capital humain et le système d’organisation qui constituent l’intelligence collective, ou bien la somme des deux qui la constitue ? la grammaire nous plonge déjà au cœur de la question).

Beaucoup d’universitaires ont planché (et très bien) sur la question, ce post n’a donc aucune vocation à enrichir le corpus existant. Mais la question m’intéresse. Pourquoi ne pas l’aborder sous un autre angle ?

Dans son article (le plus récent de tous, vous allez comprendre pourquoi) Attali expose que « … ce sont les exploits individuels qui sont mis en avant (exemple du fameux but marqué par Zlatan Ibrahimovic). Cependant, sans ses 10 autres co-équipiers, Z. Ibrahimovic n’aurait probablement pas réussi cet exploit ». Ni les autres dizaines de buts qu’il a marqués tout au long de la saison, l’auteure suit manifestement l’actualité sportive à distance.

Si l’exemple du sport est de mon point de vue très approprié pour expliquer ces notions, il est aussi mal interprété. Pour rester dans le domaine du ballon rond (en toute objectivité, sans chauvinisme aucun et pas non plus parce qu’il s’agit d’un de mes clients), l’Olympique de Marseille (OM) avait tout cette année pour ne pas finir deuxième du Championnat : une décevante 10ème place l’exercice précédent, peu de moyens pour recruter et donc peu de profondeur de banc (notez le niveau d’expertise), des adversaires plus affutés… Avouant que sur le fond je connais peu ce sport, ma vision de cette année est que les joueurs de l’OM n’ont pas joué collectif, ils ont joué en équipe, ce qui n’est pas la même chose et représente bien plus.

Oui les partenaires de Zlatan étaient à ses côtés, oui ils lui ont procuré des occasions qu’il a su transformer, à la grâce d’un talent inouï (ah la notion de Talent dans les RH), mais ils ont joué au football comme on joue à un sport collectif – il faut bien passer le ballon à quelqu’un à un moment donné, alors autant le faire à un joueur qui porte les mêmes couleurs que soi –, avec une somme d’individus, certainement tous très doués, mais qui ne semblaient pas prêts à se sacrifier plus que cela pour leurs co-équipiers. Leur capacité à se transcender sur un match mais aussi à se laisser aller sur d’autres en est une illustration (ça, c’est fait).

Se sacrifier pour l’équipe, il semblerait que c’est ce qu’ont réussi les joueurs de l’OM. Les supporters appellent cela « mouiller le maillot ». On peut dire que tout ceci est subjectif, effectivement trop de paramètres entrent en jeu dans ce sport (jusqu’à la forme des poteaux de but).

Prenons alors le rugby. La notion de sacrifice pour le partenaire est ici totale et évidente. La différence avec le football est qu’il s’agit d’un sport de contact et non plus d’évitement. Quand on entre sur un terrain de rugby on sait que l’on va avoir mal. La souffrance est dans les gênes de ce sport. Le laisser-aller, en garder sous le pied, sont les meilleurs moyens d’aller à la blessure. On se doit donc de se protéger et de protéger ses partenaires, les deux demis notamment (n° 9 et 10), qui ne seraient rien sans ce sacrifice des avants (les gros).

En outre au rugby on est obligé « de s’y filer », c’est un jeu de conquête, celui qui n’est pas capable de mettre la tête là où le commun des mortels n’oserait pas avancer un pied ne sortira jamais un ballon propre (pour ses demis). Pour y parvenir il doit aussi être confiant dans le soutien de ses équipiers. Il y a quelques années j’assistais à une conférence de Fabien Galthié sur le management à la Fédération du BTP 13. Sur la question de ce qu’est un jeu d’équipe il expliquait qu’un ailier qui marquait un essai allait immédiatement remercier les gros : s’il avait marqué c’était grâce à leur travail de l’ombre, à leur soutien, à leur abnégation. Cela n’empêche pas la « starisation » de certains joueurs – n’en déplaise aux anciens nous vivons au XXIème siècle – mais c’est dans cette reconnaissance que je vois la différence entre les notions de collectif et d’équipe.

Un autre exemple tiré du rugby est la mêlée. Au-delà du poids, d’une très grande technicité et de la force musculaire dégagée, faute d’une cohésion parfaite, qui passe notamment par une absolue synchronisation du mouvement à l’impact et de beaucoup de roublardise, un pack ne peut pas tenir, même avec 80 kg de plus que celui d’en face.

Cette synchronisation parfaite est celle que l’on retrouve dans la pirogue polynésienne, le Va’a[5]. J’aurais pu prendre pour exemple l’aviron, mais je ne suis jamais monté dans un esquif, va donc pour le Va’a.

Faire avancer une pirogue de 14 mètres de long et 140 kg est aussi une affaire de muscles, c’est une évidence, du moins quand on est en recherche de performance, mais c’est avant tout un total esprit de collaboration entre les 6 rameurs. Chacun a un poste et une fonction précis (ses compétences), ils ont tous la même importance, du faahoro qui donne le rythme, au peperu qui barre. Un capitaine coordonne le tout, il est le seul à parler (comme au rugby). Ce n’est pas une question d’autorité (même s’il doit en avoir), mais d’efficacité. Ce sport est dur, il s’exerce parfois dans des conditions difficiles (une mer démontée), le message ne peut pas être brouillé, les consignes sont d’ailleurs très simples et la plupart du temps transmises par différence d’intonation d’un cri (un cri pour que tout le monde entende).

Si je choisis cet exemple c’est que l’on peut intellectuellement définir l’esprit d’équipe (et il est nécessaire de le faire), débattre indéfiniment sur celui qui anime plutôt tel ou tel groupe comme je l’ai fait en évoquant le football, se rapprocher d’une vérité en évoquant le rugby, mais même là la victoire peut passer par l’exploit personnel d’un arrière qui intercepte un ballon dans ses propres 22 mètres et « met les cannes » pour filer à l’essai.

Rien de tout ceci en pirogue : l’esprit d’équipe se manifeste là physiquement, se ressent dans tout le corps. Une pirogue sur laquelle tous sont dans une synchronisation parfaite, c’est-à-dire entrent et sortent leur rame de l’eau dans le même quart de seconde, glisse aisément sur l’eau, prend des surfs sur les vagues. Pour y parvenir il faut être à l’écoute, centré uniquement sur l’objectif de faire avancer la pirogue. A l’écoute et dans l’observation de ses co-équipiers, des changements continuels de rythme (on ne tient pas à fond pendant plusieurs heures, on s’adapte aux vagues, aux courants, au vent…). Quand ces conditions sont réunies on rame en souplesse, le mouvement est fluide. Pourtant là aussi on doit être prêt à « souffrir » pour ses co-équipiers : compenser la fatigue de l’un, l’hydratation de l’autre (chacun son tour SVP). Paradoxalement cette « souffrance », la dureté de cet effort est synonyme de plaisir.

Quand un équipage, même si c’est juste pour une promenade, se met dans cet état d’esprit, les choses lui apparaissent faciles à réaliser et il ne perçoit pas vraiment la fatigue sur le moment. Il semble parfois à l’arrivée que la pirogue a avancé toute seule, aidée par la mer. Pas de métaphysique dans ce constat, il a fallu produire de l’huile de coude, mais il subsiste au final une intense satisfaction qui transcende la fatigue : celle d’avoir bien travaillé en quelque sorte, celle aussi d’avoir réussi quelque chose de bien avec et pour l’équipe, notamment quand les conditions ont été difficiles. La fatigue justement vient plus tard, mais c’est une saine fatigue et le repos qui suit est alors réparateur.

On peut naviguer au sein d’un équipage très hétérogène (en force musculaire, dans les attentes de chacun). Si un objectif collectif a été approuvé par tous, ou par une majorité à laquelle se pliera volontiers la minorité par esprit d’équipe, alors cet équipage effectuera une bonne navigation, même avec un objectif très modeste en apparence (naviguer jusqu’à telle plage et se faire bronzer).

Une pirogue dans laquelle tous ne sont pas au même rythme (peut-être par manque d’expérience, ou bien par indiscipline, ou par fatigue, ou tout simplement parce que l’objectif collectif n’a pas été défini…), n’avance pas, exige de forcer. Au lieu de glisser elle avance par à-coups, vibre, est dure à barrer, si elle devient dure à barrer les équipiers de devant forceront encore plus, s’épuiseront, perdront en cohésion rendant encore plus difficile le travail du barreur… Plus elle s’enfonce dans ces travers plus le peu de cohésion initiale de l’équipage se délite. Certains se battent de leur côté, persuadés de pouvoir se positionner en sauveur de la situation. D’autres laissent tomber. Le plaisir n’y est pas alors. On peut parler d’une mauvaise sortie en mer, d’un échec.

C’est aussi une question d’état d’esprit du jour parfois, le même équipage peut vivre les deux situations du jour au lendemain. La difficulté est bien évidemment de maintenir le premier.

On voit ici très clairement que « l’ensemble des savoirs et savoir-faire d’un collectif de travail issu de l’interaction entre ses membres et mis en œuvre pour faire face à une situation de travail » et que « la capacité d’une organisation, ou d’un collectif à se poser des questions et à chercher des réponses ensemble » ne suffisent pas à faire en sorte que « la performance collective soit supérieure à la somme des performances individuelles ». A compétences et à performances individuelles identiques, on peut basculer du côté du succès, comme de celui de l’échec, avec pourtant les mêmes équipes.

La performance d’une organisation dépend tout autant de la capacité de faire adhérer à un projet collectif (faire une belle promenade, un entraînement qualitatif, gagner une course…) que de la compétence de chaque individu composant le groupe, et même au-delà de sa compétence de ce qu’il peut apporter au groupe (simplement sa bonne humeur parfois, ou son sens très critique, sa rigidité, qui pourraient apparaître comme des facteurs négatifs mais peuvent se révéler au contraire régulateurs…).

Les clés de cette réussite sont très clairement entre les mains du patron de l’équipe. En RH on entend parler de gestion des talents, de team building, peut-être devrions-nous simplement nous poser la question de savoir si nous ramons bien dans le même tempo.

Nana (salut en tahitien).

Marc Low


[1] Le Management de l’Intelligence Collective. Vers une nouvelle gouvernance, M21 Editions, ISBN 2-916260-26-9

[4] Gestion des Ressources Humaines, Valeur de l’Immatériel, De Boeck, ISBN 978-2-8041-5872-9

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